Qui informe qui ?
Le commandement de la gendarmerie nationale rendait
public un communiqué le dimanche 22 avril 2001, dans
lequel il déclarait que le défunt avait été interpellé "suite à
une agression suivie de vol". Le ministre de l'Intérieur
reprenait alors une autre et fausse information, déclarant que
la victime était un "délinquant de 26 ans", alors que presque
toute la presse avait parlé du jeune lycéen Guermah
Massinissa. Certes, la commission Issad a relevé, dans son
rapport rendu public le 29 juillet 2001, que "les bavures
(assassinat de Guermah et arrestation arbitraire des
collégiens d'Amizour), aggravées par les fausses déclarations
des autorités (…), devaient donner lieu à une série d'émeutes
dans les wilayas de Tizi-Ouzou et de Béjaïa, et attei[ndre] les
wilayas limitrophes de Bouira, Sétif et Bordj Bou Arréridj". En
revanche, elle n'a pas su situer avec exactitude les centres de
contrôle de l'information qui ont renseigné le commandement
de la gendarmerie et le ministre de l'Intérieur, alors qu'elle
disposait "de larges prérogatives" pour le faire.
On relève que de toutes les institutions sollicitées par la
commission d'enquête, seule la Direction du Renseignement et
de la Sécurité (DRS), institution chargée d'informer et de
renseigner des corps militaires comme la gendarmerie
nationale, a refusé de collaborer avec la commission d'enquête.
Qui a donné l'ordre de tirer ?
"Au commencement, ce ne sont pas les foules qui ont été
l'agresseur. Elles ne sont pas à l'origine des deux événements
déclenchant. Si quelqu'un a franchement donné l'ordre de
tirer à balles réelles, en revanche personne n'a donné l'ordre
de cesser le feu" note la commission d'enquête d'Issad qui
met en cause la chaîne de commandement, sans toutefois
désigner le moindre responsable. "Les ordres de la
gendarmerie de ne pas utiliser d'armes n'ont pas été
exécutés, ce qui donne à penser que le commandement a
perdu le contrôle de ses troupes, ou a été parasité par des
forces externes à son propre corps", ajoute le rapport
privilégiant ainsi ces deux hypothèses.
Plusieurs témoignages et faits démontrent que les forces de
l'ordre savaient très bien ce qu'elles faisaient, et que ses
éléments ne faisaient qu'exécuter les ordres. Ce fut le cas à
Azzazga, lors du massacre du vendredi 27 avril 2001 : le
commandant du secteur de Tizi-Ouzou était présent dans la
brigade de gendarmerie lorsque les gendarmes investirent la
rue, pourchassant les manifestants et leur tirant dessus.
Algérie : La répression du Printemps Noir (avril 2001 - avril 2002)
Le traitement des événements par les autorités
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De même, dans la localité de Illoula (Tizi-Ouzou), où un jeune
de 20 ans a été exécuté par le chef de brigade, alors que ses
éléments avaient refusé d'obéir aux ordres de tirer sur les
manifestants20. Comment expliquer alors que des renforts,
qui ne peuvent se déplacer que sur ordre, arrivent dans
plusieurs localités à la fois pour mener des expéditions
punitives, utilisant les mêmes pratiques partout. S'il y a eu
dérapage, pourquoi les chefs de brigades ou d'autres
supérieurs n'ont pas mis aux arrêts les responsables de ces
tueries, comme ce fût le cas, seul cas d'ailleurs, à Draâ Ben
Khedda où le chef de brigade a mis aux arrêts les deux
responsables des tueries ?
Malgré les conclusions déjà accablantes du rapport Issad sur la
responsabilité des autorités dans ces massacres, la
commission n'a pas été au bout de ses investigations pour
situer avec exactitude ces forces capables de "détourner" les
ordres d'un corps militaire comme la gendarmerie nationale.
Trois mois après ces tueries, la commission n'avait toujours pas
expliqué pourquoi les différentes autorités militaires et civiles,
à commencer par le chef de l'Etat, n'avaient pas réagi et donné
l'ordre aux forces de sécurité d'arrêter de tirer contre les
manifestants. Comment cela peut-il être expliqué quand on sait
qu'en juin 1998, suite à l'assassinat de deux jeunes lors des
événements suivant la mort de Matoub Lounes, le ministre de
l'Intérieur de l'époque avait ordonné aux forces de l'ordre de ne
pas utiliser d'arme à feu contre les manifestants ?
Pourquoi charger uniquement les gendarmes ?
Le rapport Issad rendu public le dimanche 29 juillet 2001, a
jugé que la gendarmerie était la principale responsable dans
la répression du soulèvement en Kabylie depuis le 18 avril
2001, alors que nos enquêtes révèlent l'implication des
autres forces de sécurité, tous corps confondus, dans cette
répression. Pour rappel, il y a eu 55 citoyens exécutés par des
gendarmes, 14 par des CNS (police), 8 par des policiers en
civil, 1 citoyen tué par la Brigade Mobile de Police Judiciaire
(BMPJ), 1 par un chef de Daïra, 2 par des gardes communaux,
1 par un militaire21.
Dans un souci de transparence, la commission aurait dû
publier dans son intégralité la liste nominative des victimes
décédées, torturées ou maltraitées dans les brigades de
gendarmerie et/ou dans les commissariats de police. Elle
aurait aussi dû demander la liste des gendarmes, policiers,
militaires et gardes communaux qui ont tué durant ces
événements. Cela aurait certainement facilité aux familles la
poursuite des coupables selon les règles du droit pénal
devant les juridictions civiles ou militaires.
b) Dernières conclusions de la commission Issad
Le deuxième rapport remis par le Pr. Issad au chef de l'Etat le
26 décembre 2001, souligne que la responsabilité dans les
assassinats et autres violations des droits de l'Homme lors de
ces événements demeure impossible à déterminer.
Issad rappelle que le décret présidentiel du n° 92/44 du 9
février 1992 portant instauration de l'état d'urgence
maintient "les pouvoirs du ministre de l'Intérieur comme
responsable du maintien de l'ordre à l'échelon national". En
d'autres termes, c'est l'autorité civile qui est habilitée à
prendre des "mesures de préservation ou de rétablissement
de l'ordre public" (article 4), le ministre de l'Intérieur ne
pouvant que confier par délégation à l'autorité militaire la
direction des opérations de rétablissement de l'ordre "à
l'échelle de localités ou de circonscriptions territoriales
déterminées" (article 9).
Alors que l'arrêté interministériel [complémentaire] non
publié du 25 juillet 1993 - signé par le général Nezzar et le
ministre de l'Intérieur de l'époque - donne clairement
délégation aux commandants des régions militaires, liant
ainsi les opérations de rétablissement de l'ordre à la lutte
contre la subversion et le terrorisme. L'enchevêtrement de
ces deux compétences rendent impossible la détermination
des responsabilités, du moins dans les textes. Dans les faits,
seule l'armée est responsable des situations de
rétablissement de l'ordre.
3) La Commission d'enquête Parlementaire
Le rapport final des travaux de la commission parlementaire
sur les événements de Kabylie, présidée par Ahmed Bayoud,
a été remis le 2 février 2002 à Abdelkader Bensalah,
président de l'Assemblée populaire nationale (APN), lequel à
son tour devrait le remettre au Président de la République.
La principale conclusion de cette commission souligne que
"les responsabilités sont individuelles et ne sauraient
incomber à aucune institution sécuritaire, civile ou politique.
Chaque cas doit être examiné à part et doit être soumis aux
instances judiciaires pour trancher".
4) Le traitement de la justice et l'impunité
En septembre 2001, à Béjaïa, a lieu le premier procès de ces
événements. Un policier était accusé par les citoyens d'avoir
écrasé volontairement, le 15 juin 2001, Serraye Hafnaoui qui
roulait en moto. Lors de cette audience 5 témoins oculaires
Algérie : La répression du Printemps Noir (avril 2001 - avril 2002)
Notes :
20. Voir annexe 2 témoignages.
21. Voir en annexe 1 : Les forces impliquées dans la répression.
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de l'incident se sont présentés devant le juge et ont confirmé
que Hafnaoui avait bel et bien été délibérément écrasé par
l'accusé. Malgré ce témoignage, l'accusé n'a pris que 2 mois
de prison ferme pour "accident de voiture", alors qu'aucun
constat n'a été fait. Rabah T., témoin principal, outré par ce
jugement racontait que "lors de la même audience, le même
jour un jeune a été condamné à 3 ans de prison ferme pour
agression sur un policier alors que ce dernier n'avait même
pas présenté de témoins. C'est cela la justice ?" Cet exemple
donnait un aperçu de ce qu'allait être le " traitement " de ces
événements par la justice algérienne et dès lors, le vent de
l'impunité souffle sur les éléments des forces de l'ordre qui
sont impliqués dans les tueries, la torture et les mauvais
traitements qui ont eu lieu durant ces événements.
Le parquet général de Béjaïa a publié le 16 mars 2002 un
communiqué, repris par l'APS22, relatif aux 26 martyrs du
Printemps Noir de cette circonscription judiciaire. Les
enquêtes concernant ces décès doivent connaître
"rapidement leur aboutissement judiciaire dans le strict
cadre de la loi et dans une totale transparence", peut-on y
lire. Un appel aux familles des victimes et aux ayants droit des
personnes décédées, ainsi qu'à tout témoin de la tragédie a
été lancé par l'institution judiciaire. Le parquet précise que
son objectif est de "permettre de diligenter les informations
judiciaires relatives aux 26 décès". Le parquet général a
rappelé qu'il avait déjà diffusé par voie de presse un appel le
29 mai 2001 pour les mêmes objectifs. Quelques jours après
cet appel en juin 2001, le père de Kamel Irchane de Azzazga
a été convoqué par le juge d'instruction après un dépôt de
plainte. Le magistrat lui a demandé de fournir des preuves
que les tueurs étaient bien des gendarmes, alors qu'à cette
date tout le monde savait que les gendarmes, notamment à
Azazga, avaient ouvert le feu sur les manifestants.
Pratiquement toutes les familles que nous avons rencontrées
ont relevé le même comportement au niveau de la justice.
Sachant que les victimes ont bel et bien été tuées par des
éléments des forces de l'ordre, les procureurs ou les juges
d'instruction ont demandé aux familles de victimes des
preuves matérielles, alors que les témoins sont souvent
ouvertement ignorés.