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25 juin 2012 1 25 /06 /juin /2012 19:46

E-mail de Mahmoud Sarsak à Boualem Sansal
09-06-2012


M. Boualem Sansal, je ne sais pas si vous avez entendu parler de moi. Moi, en revanche, je sais qui vous êtes. Un écrivain de talent et de renom. De courage et d’audace, si je devais en juger à travers le bien et le mal qu’on m’a dit de certains de vos livres. Notamment, Le Village de l’Allemand et Poste restante : Alger, lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes. Je sais aussi que vous êtes originaire du pays du million de martyrs. Et que votre mémoire fertile de romancier vous rappelle encore le souvenir d’un de ses chefs d’Etat qui a dit un jour que vous, Algériens, de tout temps, «êtes avec la Palestine, opprimée ou oppressive.» J’ai ouï-dire aussi que vous êtes venu récemment à Jérusalem, pour atteindre la grâce divine qui a fini par vous toucher. Vous êtes donc venu à la ville de l’Ancien et du Nouveau Testament. Vous avez gravi le Mont des Oliviers où Jésus de Nazareth résidait avec les apôtres. Là où Judas allait le livrer. Ici même où étaient conservées les Tables de la Loi. Puis ce fût pour vous le moment de miséricorde au Saint-Sépulcre, lieu des passions du Christ : le Golgotha où a eu lieu la crucifixion, l’endroit de la remise du corps à Marie pleine de grâce, l’emplacement de l’embaumement et le tombeau. Et puis, pour vous, l’éblouissement céleste devant ce que nous, Palestiniens, peuple qui confesse les trois religions révélées, appelons El Mabka. Le Ha Kotel Ha Ma’aravi, le Mur des Lamentations. Vous êtes aussi monté au Kadesh Ha’Kodashim où est aujourd’hui érigé le Dôme du Rocher. Vous est alors revenu, comme un souvenir onirique, la divine télé-transportation du Prophète de l’Islam (QSSL), son voyage nocturne, sur son fantastique destrier Bouraq, l’ascension vers l’éternité. Mais, derrière le Kotel, vous n’aviez rien vu et rien entendu. Je peux donc présumer que vous n’aviez rien entendu dire à mon sujet. Comme nous sommes frères en religion et partageons au moins une belle langue dans laquelle vous n’écrivez pas vos romans, je vous adresse cet e-mail que les puristes de la langue française appellent un courriel. Avec tout de même l’espoir d’un retour à une poste restante, je vous l’envoie donc comme un naufragé jetterait une bouteille à la mer. M. Sansal, je m’appelle Mahmoud Sarsak. J’ai 25 ans. Je suis Palestinien, par le hasard de la géographie, de l’Histoire et de l’amour de mes parents. Je suis footballeur. J’ignore si vous aimez le ballon rond, moi si, puisque c’est une passion que je vis depuis ma tendre enfance, sur les terrains vagues d’un cloaque urbain nommé Ghaza. Je pourrais être pour vous un personnage romanesque puisque je jouais avec des ballons en chiffons et en papier même sous le couvre-feu imposé par l’armée israélienne. Parfois même sous les bombes de son aviation qui a transformé le stade de Ghaza en cratère volcanique. C’était en 2008, lors d’une guerre qui a opposé David le Palestinien à Goliath l’Israélien qui n’oublie pas qu’il est sioniste. Nous aussi, chaque fois qu’il nous jettera une bombe. Je suis un joueur du camp de réfugié de Rafah et membre de la sélection de mon peuple, 146e nation du football mondial. Oui, M. Sansal, nous avons, nous Palestiniens, une équipe nationale. Comme vous, la glorieuse équipe du FLN qui a combattu à l’aide de dribbles dévastateurs, sur les terrains du monde, le colonialisme français. Je ne joue plus au football car je suis en grève de la faim depuis le 19 mars 2012. Voila, mon frère l’Algérien, une date symbolique pour vous, que vous ne pourriez pas oublier, vous l’homme des symboles qui en nourrit ses livres. Voilà exactement 83 jours que j’observe un ramadan perpétuel car je ne sais pas pourquoi on m’a emprisonné depuis le 22 juillet 2009. L’Etat israélien, dont la nature colonialiste vous a échappé, avant et après votre voyage littéraire à Jérusalem, m’appelle un «combattant illégal». Je ne connais pas le sens qui lui est donné étant donné que j’observe ma grève de la faim pour le savoir. Mais je n’ignore pas qu’il s’agit d’une disposition héritée du mandat britannique sur la Palestine, qui permet l’incarcération, sans inculpation ni jugement de suspects pour des périodes de six mois, renouvelables indéfiniment. 3 000 de mes frères sont dans ce cas. Mon père, dans une lettre adressée au footballeur brésilien Ronaldo, ambassadeur de bonne volonté de l’ONU, lui a rappelé aussi que la notion de «combattant illégal» est inspirée aussi du Patriot Act américain qui a permis de créer Guantanamo. M. Sansal, l’isolement où je suis dans la prison de Ramleh, est délimité par des grilles et des fils barbelés électrifiés qui rappellent ceux Guantanamo. Voyez-vous, vous, le père de l’Enfant fou de l’arbre creux, je préfère mourir plutôt que de ne pas obtenir un procès qui annoncerait au monde pourquoi je suis un «combattant illégal». Pourquoi je le serai lorsque je marque des buts pour ma sélection nationale. Pourquoi je le serai lorsque, parfois, je fais, balle au pied, jamais avec des balles de Kalachnikov, des petites misères à mes adversaires. Il m’arrive parfois de me demander pourquoi la démocratie israélienne érige des murs autour du Mur des Lamentations. Pourquoi elle emprisonne et assassine des footballeurs palestiniens. Tenez, par exemple, en 2009, mes camarades footeux, Aymane El Kurd, Shadi Sbakhé et Wajeh Moushtahi. Je me dis alors que vous, l’homme de fiction qui interroge continuellement la réalité, doit savoir pourquoi un Etat religieux comme Israël, qui confesse la démocratie, a si peur du football palestinien. Comme hier, la France coloniale, des Mekhloufi, Bentifour et consorts.
M. Sansal, quelque chose ne tourne pas rond derrière le Mur des Lamentations où, naguère, ils ont eu également une frayeur biblique d’un poème et d’un poète palestiniens. Ce grand frère de Galilée, dont le prénom signifie qu’il est loué au paradis, ne leur a pas jeté des pierres comme un moufflet téméraire de Ghaza. Il leur a juste balancé des mots, en s’adressant à eux comme à des «passagers parmi les mots passagers». Comme moi, balle au pied.

N. K

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